"Passagère du silence"

Publié le par Nuage

"Certains livres aident à aller plus loin ou plus haut." Je reprends ma description de ce blog nouveau-né. Oui, bien des livres, dans leur entier, aident à grandir. Parfois, il suffit de quelques lignes, raisons suffisantes pour accepter de loger le bouquin dans un rayon de sa bibliothèque. C'est le cas de Passagère du silence de Fabienne Verdier.

 

Certes, le récit autobiographique de la célèbre calligraphe (ou faut-il dire artiste contemporaine?) est en soi bien intéressant, reprenant 10 années de formation dans la province du Sichuan pendant lesquelles l'étudiante a l'occasion de constater et parfois de partager les problèmes quotidiens de la population chinoise. Fabienne Verdier est en Chine au moment des événements du 4 mai 1989 (Tien An Men). Les mots auraient pu être un instrument plus fort pour mettre en scène les travers du système politique. Admettons que le propos de Fabienne Verdier n'est  pas l'engagement politique. Admettons que son propos est surtout de raconter la naissance de l'artiste qu'elle est devenue. Passagère du silence se définit essentiellement comme un écrit autobiographique qui souffre du travers du genre: l'égotisme. Fabienne Verdier s'y présente dans "toute la vérité de la nature" (Rousseau, préambule des Confessions). Vous auriez raison de me rappeler qu'on ne lit pas une autobiographie sans s'attendre à une bonne dose d'introspection, d'auto-satisfaction, d'auto-justification et j'en passe. Je vous répondrais alors que certains écrits autobiographiques ne conduisent pas toujours à la simple exposition de soi. J'ose évoquer Le Labyrinthe du monde de Yourcenar?  

Je dépasse ma fatigue du récit autobiographique pour trouver dans celui de Fabienne Verdier quelques lignes magnifiques qui révèlent une belle connaissance de l'acte calligraphique:

 

"Au gré du souffle du pinceau, je m'attache aujourd'hui à explorer le génie propre à chaque être: bruissement des branches de bambous, pudeur discrète d'un brin d'herbe, ferveur des jeunes pousses de jonquilles tournées vers la lumière, squelette de l'arbre ployé par les bourrasques d'hiver, tête-à-tête de deux bourgeons, destin d'une fleur au cœur noir, tige d'une vulgaire ronce cherchant l'humidité, éclosion des fleurs de prunier en voie lactée, sourire d'une primevère, humeur impétueuse d'un bois mort…" (p.309-310)

 

L'auteur a la chance de pouvoir entreprendre une ascèse bénéfique et heureuse qui construit sa quête personnelle:

"Pour aider à la concentration, je me suis retirée du monde. Les temps de vacuité, de perception intime sont propices au détachement. Plus j'avance, plus je recherche une banalité de vie au quotidien qui m'offre une solitude joyeuse. Cette quête de simplicité éveille en moi une profonde réceptivité aux manifestations du vivant et de ses lectures, même infimes. C'est seulement dans cet état de sérénité qu'on peut capter la source de son cœur." (p.310)

 

Au-delà de l'apprentissage calligraphique, Fabienne Verdier effleure la dimension spirituelle chinoise, essentiellement en restituant les paroles de son vieux maître Huang à l'occasion de leur excursion au mont Emei:

 

"L'esprit possède des possibilités d'excursion infinies; tu dois t'en servir pour voyager. Il établit des connexions tout seul; il est de même nature que le nuage qui passe; le stable n'existe pas pour lui. Suis ses variations sans fin. Il faut accepter nos pensées diverses, même contradictoires. Pour le nourrir, sois attentive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l'esprit. [...] Nourris ton esprit, pas seulement de connaissances livresques comme tant de gens, mais de la réalité qui t'entoure, de tes songes aussi […]." (p.216)


Il est d'ailleurs possible de dépasser les frontières de la culture chinoise et d'élever la sagesse de maître Huang à une dimension universelle. Ainsi, à propos des représentations de Bouddha dans les temples visités:
  

"Je ne crois  certainement pas à ces représentations naïves douées d'une seule qualité esthétique mais dont la beauté s'explique par la spiritualité des artisans qui les ont créées. Je ne crois pas non plus à ce que racontent les bonzes er autres prêtres dont l'esprit est enfermé dans des dogmes, et j'admets que certains, mais certains seulement, sont des exploiteurs cyniques des croyances populaires. Mais la pensée religieuse ne se réduit pas à des superstitions, comme l'affirme le gouvernement. Je crois qu'il existe quelque chose qui nous dépasse et qu'un cerveau humain ne pourra jamais saisir complètement. En cela, je suis de l'avis de Confucius: je ne sais déjà pas ce qu'est l'homme, comment veux-tu que je sache ce que sont les dieux et les esprits, ni même s'ils existent? En tout cas, s'ils existent, ce n'est sûrement pas sous la forme que nous imaginons. Il y a des questions auxquelles nous ne pourrons jamais répondre et il faut accepter cettte impuissance. Que savons-nous de ce qui nous arrive après la mort? Le mieux est de  suivre les appels de son cœur. L'homme bon y obéit et parle ou garde le silence, suivant les moments." (p.217)

 

Pour compléter:

 

A propos du genre autobiographique, le site de Philippe Lejeune: http://www.autopacte.org/

 

Bibliographie de Fabienne Verdier:

(L'édition utilisée pour les citations est en caractères gras)

- Poésie chinoise, François Cheng et Fabienne Verdier (illustrations), Albin Michel, collection Les carnets du calligraphe, 2000.

- L'unique trait de pinceau, Fabienne Verdier, Albin Michel, collection Albums, 2001.

- Passagère du silence: dix ans d'initiation en Chine, Fabienne Verdier, collection Essais et Documents, 2003.

- La Passagère du silence. Dix ans d'initiation en Chine, Fabienne Verdier, A vue d'œil, 2004.

- Passagère du silence, Fabienne Verdier, LGF, collection Le Livre de poche, 2005.

- La forme des pierres après le passage du vent, Anne Pion et Fabienne Verdier (illustrations), Voix d'encre, 2005.

- Entretien avec Fabienne Verdier, Charles Juliet et Fabienne Verdier, Albin Michel, collection Essais doc., 2007.

- Entre ciel et terre, Fabienne Verdier, Albin Michel, collection Spiritualité, 2007.

Publié dans calligraphie

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E
Je ne suis pas non plus adepte des récits autobiographiques, mais "Passagère du silence" dépasse largement l'intérêt du genre. <br /> C'est un livre très enrichissant, une initiation à l'éthique philosophique et poétique indissociable de la calligraphie et de la peinture chinoise. Il permet de comprendre la force et la sérénité de la peinture de Fabienne Verdier.<br /> Je viens de consacrer une critique à ce livre sur mon blog "L'or des livres", vous pourrez y voir aussi quelques oeuvres de ce peintre hors du commun.
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U
Une page belle comme un faire-part de naissance à soi-même, au web 2.0 ;)
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