Poèmes païens

Publié le par Nuage

Parmi les hétéronymes de Fernando Pessoa, je retiens les auteurs des Poèmes Païens, Alberto Caeiro (Le Gardeur de troupeaux, Le Berger amoureux, Les poèmes désassemblés) et Ricardo Reis (Odes). Alberto Caeiro a ma préférence pour son immédiate et pure perception du monde, sa proximité avec toutes les variations de l'altérité sans le biais de l'intellect, son amour simple du vivant. Païenne, l'approche de Alberto Caeiro, oui. C'est un retour aux origines de l'homme au monde. C'est un retour à l'intimité des rapports avec le vivant, un tutoiement du divin sous sa forme la plus simple, la plus ignorée. Le langage, poétique aussi, peine à traduire l'extrême subtilité des sensations. Un non-langage serait nécessaire sans lequel point de médiation idéale entre le monde et soi.

Pour Alberto Caeiro, la nature constitue la pierre angulaire de l'existence, au-delà des dogmes, des concepts et des idéaux:


Celui qui a entendu mes vers m'a dit: "en quoi est-ce nouveau?

Tout le monde sait bien qu'une fleur est une fleur et qu'un arbre est un arbre."

Mais moi j'ai répondu: "Ah non, pas tout le monde, personne."

Car tout le monde aime les fleurs parce qu'elles sont belles, et pour moi c'est différent.

Et tout le monde aime les arbres parce qu'ils sont verts et donnent de l'ombre, mais pas moi.

Moi j'aime les fleurs parce qu'elles sont fleurs, directement.

Moi j'aime les arbres parce qu'ils sont arbres, sans ma pensée.

(Poèmes désassemblés)


Il incarne une lucidité alliée à une paix de l'âme, chose rare:


C'est peut-être le dernier jour de ma vie.

J'ai salué le soleil, en levant la main droite,

Mais je ne l'ai pas salué pour lui dire adieu,

J'ai fait signe que j'aimais bien le voir encore: rien d'autre.

(Poèmes désassemblés)

 

Sous la plume de Ricardo Reis, la nature est le creuset de l'intellectuel, le prétexte à réflexion. Beau oui, mais la simplicité s'égare:


"Pour être grand, sois entier: rien

En toi n'exagère ou n'exclus.

Sois en chaque chose. Mets tout ce que tu es

Dans le moindre de tes actes.

Ainsi en chaque lac brille la lune entière

Pour ce qu'elle vit haut."

(Odes)

Etre entier, n'est-ce pas être multiple? Multiplier ses espaces d'existence. Fragmenter ses manières de réfléchir le monde. C'est sans doute la plus frappante particularité du poète de Lisbonne. Pour terminer sans masque hétéronymique, je propose cet extrait de Chronique de la vie qui passe dont j'aime vraiment la densité du raisonnement. Il donne une autre variation du multiple-en-un:


"S'il est un fait étrange et inexplicable, c'est bien qu'une créature douée d'intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi et par conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser aujourd'hui la même chose qu'hier, alors que non seulement le cerveau d'aujourd'hui n'est déjà plus celui d'hier mais que même le jour d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier ? Être cohérent est une maladie, un atavisme peut-être; cela remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette disgrâce était naturelle.

Un être doté de nerfs moderne, d'une intelligence sans

œillères, d'une sensibilité en éveil, a le devoir cérébral de changer d'opinion et de certitude plusieurs fois par jour.

L'homme discipliné et cultivé fait de son intelligence les miroirs du milieu ambiant transitoire ; il est républicain le matin, monarchiste au crépuscule; athée sous un soleil éclatant et catholique transmontain à certaines heures d'ombre et de silence; et ne jurant que par Mallarmé à ces moments de la tombée de la nuit sur la ville où éclosent les lumières, il doit sentir que tout le symbolisme est une invention de fou quand, solitaire devant la mer, il ne sait plus que l’Odyssée.

Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels. Ceux qui ne font pas attention aux choses, ne les voient guère que pour ne pas s'y cogner, ceux-là sont toujours du même avis, ils sont tout d'une pièce et cohérents. Ils sont du bois dont se servent la politique et la religion, c'est pourquoi ils brûlent si mal devant la Vérité et la Vie.

Quand nous éveillerons-nous à la juste notion que politique, religion et vie en société ne sont que des degrés inférieurs et plébéiens de l'esthétique l'esthétique de ceux qui ne sont pas capables d'en avoir une? Ce n'est que lorsqu'une humanité libérée des préjugés de la sincérité et de la cohérence aura habitué ses sensations à vivre indépendantes, qu'on pourra atteindre, dans la vie, un semblant de beauté, d'élégance et de sincérité."
(5 avril 1915)

Références:
Fernando Pessoa, Poèmes païens, Points Poésie.
Fernando Pessoa, Chronique de la vie qui passe, 10/18.

Publié dans poésie

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