Le mal propre

Publié le par Nuage

On se doutait bien que l'être humain était un animal juste un peu différent des autres. Effet de point de vue. Dans son essai Le Mal propre, Michel Serres, que l'on ne présente plus, réfléchit au problème des pollutions en empruntant cette focale. Je cite l'incipit:

"Le tigre pisse aux limites de sa niche. Le lion et le chien aussi bien. Comme ces mammifères carnassiers, beaucoup d'animaux, nos cousins, marquent leur territoire de leur urine, dure, puante; et de leurs abois ou de leurs chansons douces, comme pinsons et rossignols." (p.5)

Les pollutions en question dans le texte sont déjà sous-jacentes dans ces deux phrases.C'est la saleté définie comme la marque d'appropriation d'un lieu ou d'un objet:

"Le crachat souille la soupe, le logo l'objet, la signature la page: propriété, propreté, même combat dit par le même mot, de même origine et de même sens. La propriété se marque, comme le pas laisse sa trace. A l'inverse, remarquez - mais oui! - qu'un hôtel nettoie ses chambres pour les mettre à disposition d'autrui." (p.7)

Doucement ou durement, le monde subit une dépossession de lui-même par les marques que lui appose (impose) l'espèce humaine, visiblement dominante. Les pollutions dures sont, pour le philosophe, des pollutions matérielles produites par la dérive comportementale générée par la multiplication cancéreuse d'une espèce. Osons parler d'invasion ou d'espèce invasive. C'est souvent le fruit d'un dérèglement: la surconsommation économique produit les décharges dont on ne sait plus que faire, les élevages intensifs le lisier, etc. Il y a aussi les pollutions appelées "douces" par Michel Serres: l'inflation de la communication, les images publicitaires, les odeurs et les bruits répandus dans l'atmosphère qui agressent, dérangent, s'imposent tout autant que les images. Les hommes possèdent le monde. Les hommes agissent comme des possédés:

"Possesseurs du monde, en volume, mais aussi du lien social. Ainsi font les maîtres des objets du monde, mais aussi des relations entre les hommes. Ainsi, maîtres de l'espèce, ils possèdent ce qui en fait l'humain, la sapience du langage. La réplication gouverne désormais les hommes. Tu ne parleras plus, tu n'émettras plus, tu n'imiteras plus que leur bruit.
Les voici devenus propriétaires de nos âmes, salies de laideur et encombrées de leurs répétitions jusqu'au gâtisme et à l'aliénation." (p.60)

Avec cette réflexion sur la souillure, qui va bien au-delà de la brève présentation que j'en fais, Michel Serres poursuit la réflexion entamée dans Le Parasite et Le Contrat naturel. Remarquons au passage la permanence de la référence à Rousseau. Dans  Le Mal propre, c'est le Discours et l'origine de l'inégalité parmi les hommes qui fonde la réflexion du philosophe. Il rejoint aussi d'autres pensées actuelles sur  la responsabilité d'une économie maladivement excroissante dans la survie de la planète Terre et de ses habitants divers et variés. Citons par exemple Jean Ziegler, François Terrasson et Jean-Marie Pelt, même si de grandes différences existent entre leurs orientations. Je n'ajoute pas à cette liste Luc Ferry et son très anthropocentré "nouvel ordre écologique" qui prend un certain nombre de raccourcis dont on pourrait sourire si le coeur y était.

Référence:
Michel Serres, Le Mal propre. Polluer pour s'approprier?, éditions Le Pommier, 2008.

Publié dans philosophie

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