Le mur invisible

Publié le par Nuage

Je lis Le Mur invisible de l'autrichienne Marlen Haushofer. Le livre me fait grande impression. Après ce qu'on devine être une catastrophe planétaire, la narratrice se retrouve coincée seule avec un chien, une chatte et une vache dans un chalet au milieu d'une forêt dans la montagne autrichienne. Elle est séparée du reste du monde par un mur invible au-delà duquel elle découvre un paysage où seule la vie végétale a survécu. Dans le périmètre qui constitue sa prison naturelle, la narratrice organise sa survie autour de gestes simples quotidiens qu'elle réapprend: traire la vache, couper le bois, planter les haricots, barrater la crème, nourrir les animaux… Le sentiment de l'étrange et de l'irrémédiable se mêle au danger et à la peur d'un mal inconnu qui peut frapper à tout instant. Le roman est par ailleurs un formidable hymne à la nature et l'on se surprend à rêver que le temps puisse se suspendre, sans qu'aucune action autre que les gestes cycliques de la vie simple ne vienne interrompre la fragile harmonie. Je n'ai jamais eu à ce point l'envie de modifier le destin des personnages d'une histoire. Je suis tentée par l'idée de ne pas terminer le livre, ce qui pourrait être une manière de supprimer le drame annoncé. Cette femme et ces animaux au milieu d'un jardin d'eden précaire réinventé par Marlen Haushofer en 1968, j'ai envie de les immortaliser, d'oublier leur fin probable, de déchirer les dernières pages. Oui, ce livre fait grande impression.

 

Voici quelques extraits du journal de cette femme derrière le mur invisible, fait de réflexions sur la condition humaine et sur l'observation de la nature:

 

"Je fais ma toilette tous les jours, me brosse les dents, lave mon linge et nettoie la maison.

Je ne sais pas pourquoi je le fais, j'obéis à une sorte d'exigence intérieure. Si j'agissais autrement, j'aurais sans doute peur de cesser peu à peu d'appartenir au genre humain et je craindrais de me mettre à ramper sur le sol, sale et puante, en poussant des cris incompréhensibles. Ce n'est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c'est qu'un homme ne peut jamais devenir un animal, il passe à côté de l'animalité pour sombrer dans l'abîme. Je ne veux pas que cela m'arrive." (p.51)

 

"Je ne vis ma première vipère que plus tard, sur l'alpage; elle était couchée sur une pente caillouteuse et se chauffait au soleil. A partir de ce moment je n'eus plus jamais peur d'un serpent. La vipère était belle et quand je le vis exposée à la chaleur du soleil, j'eus la certitude qu'elle ne pensait pas à mordre. Ses pensées étaient très loin de moi, elle ne voulait rien d'autre que rester coucher sur les pierres blanches et se laisser baigner par la lumière et le soleil. Je préférais quand même que Lynx soit resté à la maison. Sans doute ne se serait-il pas approché du serpent. Je ne l'ai jamais vu s'attaquer à un serpent ni d'ailleurs à un lézard. Il se mettait parfois à fouiller le sol à la recherche d'une souris mais il réussissait rarement à en dénicher une dans cette terre remplie de cailloux." (p.100)

 

Les animaux sont pour elle un secours infini. Leur compagnie est vitale et persiste au-delà des portes de la perception comme en témoignent ces deux passages où elle évoque la disparition très tôt annoncée de son chien Lynx:

 

"Je ne suis pas surprise d'entendre à tout moment craquer derrière moi des branches sous ses pattes légères. En quel autre lieu pourrait errer sa petite âme de chien si ce n'est sur mes traces? C'est un fantôme aimable et je n'en ai pas peur. Lynx mon brave et beau chien, mon chien, il est probable que c'est seulement dans ma pauvre tête qu'existe le bruit de tes pas, le reflet de ton pelage. Tant que je vivrai, tu suivras ma trace, affamée et consumée de désir, je suis d'invisibles traces." (p.136)

 

"Depuis sa mort je rêve souvent d'animaux. Ils me parlent comme des humains et dans mes rêves cela me semble tout naturel. Les gens qui peuplaient mes nuits pendant le premier hiver ont complètement disparu. Je ne les vois plus jamais. Ils ne se montraient pas particulièrement aimables dans ces rêves, alors que les animaux y sont amicaux et pleins d'entrain. Mais à la réflexion il n'y a là rien d'étonnant, cela montre tout au plus ce que j'ai toujours attendu des hommes et ce que j'ai toujours attendu des animaux." (p.174)

 

Le Mur invisible livre de nombreux sujets de reflexion universels et tutoie l'intime.

Merci Brigitte, pour cette découverte! 

 

Référence:

 

Marlen Haushofer, Le Mur invisible, collection Babel poche, Actes Sud, 1992.

 

Publié dans philosophie

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H
Mais oui ! J'ai lu ce livre il y a des années et j'ai encore en tête le climat étrange et immobile qui le baigne.<br /> Il y aurait beaucoup à dire sur ces livres d'anticipation du quotidien où nous sommes des étrangers dans notre propre univers...
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